Dans les romans chrétienesques, le regard manifeste sa présence à chaque étape de l’existence des protagonistes. Polyvalent et complexe, il s’y montre doté d’une puissance extraordinaire: celle de faire naître, de faire vivre, de faire connaître, de faire agir, d’établir un échange, mais aussi de fixer, d’immobiliser, de ralentir, voire d’arrêter même le cours de la vie des héros et celui de la narration.

Le regard, chez Chrétien de Troyes, n’est jamais meurtrier. Il ne cause pas la perte de son propriétaire ou de ceux qui l’entourent. S’il lui arrive parfois de tromper le protagoniste, il ne le fait jamais définitivement. Et s’il arrive que l’auteur introduise des monstres dans certains épisodes, et qu’il les dote des pouvoirs maléfiques, le regard des Gorgones reste, quant à lui, absent de son univers. En fait, si – de par son inspiration platonicienne – la conception chrétienesque du regard rejoint la tradition antique, elle n’hérite pas pour autant de la connotation mythique qui s’associe le plus souvent à une symbolique néfaste. Il ne s’agit nullement de la hantise du « mauvais oeil » qui ensorcellerait quiconque le croise, chargé d’un rayonnement mortel.

De même qu’il n’induit pas la mort, ce regard n’est pas davantage coupable. Contrairement à la parole, il ne se montre jamais défendu. Le regard, chez le maître champenois, se révèle d’une profondeur signifiante qui mérite assurément de s’y plonger pour en découvrir toute la richesse.